Blue eyes

En vrai petite souris qu'elle était, Blake n'avait eu de cesse de fourrer son nez un petit peu partout depuis qu'elle avait engagée par le célèbre journal Australian Life, arpentant les moindres recoins de l'imposant building dès que son emploi du temps le lui permettait, et comme elle n'en était qu'à ses débuts dans la boîte et que son petit minois en attendrissait plus d'un, elle avait tout le loisirs de partir en exploration dès que cela lui chantait. Et cela lui chantait assez souvent. Bien sûr, de temps à autre, elle se heurtait à une porte fermée à clef avec laquelle les battements de cil et les petits sourires innocents me fonctionnaient pas, mais dans l'ensemble elle était assez satisfaite de ses découvertes. Au gré de ses pérégrinations, elle avait aussi rencontré quelques collègues (c'était d'ailleurs le but inavoué de ses supérieurs, qui l'encourageaient à se balader non pas pour passer le temps mais bien pour qu'elle puisse tisser des liens avec un peu tous les membres du personnel, avec lesquels elle allait être amenée à travailler tôt ou tard) mais le seul avait lequel elle avait vraiment accroché avait été ce brave Adam, un des coursiers, avec qui elle avait fait une course escaliers vs. ascenseur qui s'était avérée surprenante.

Bien sûr, la jeune Seymour n'avait pas pour ambition de se la jouer glandeuse professionnelle, et elle attendait avec impatience le moment où elle croulerait sous le boulot au point de n'avoir presque plus de répit, mais son côté enfantin avait tendance à prendre le dessus quand elle se retrouvait dans d'immenses lieux inconnus. Bientôt, elle serait rodée, un peu lassée, et n'y prêterait plus d'attention en se contentant d'effectuer son job comme tout le monde, ou de manière peut-être un peu plus intense, mais en attendait elle ne pouvait que laisser s'exprimer sa puérilité latente qu'elle avait trop longtemps réprimée. D'ailleurs, maintenant qu'elle y songeait, ces petits jeux commençaient à l'ennuyer. La vie au bureau était beaucoup moins amusante quand Adam n'était pas là, et puis la gitane n'avait jamais été une grande bureaucrate : elle était faite pour le terrain, l'extérieur, le technique, pas les papiers et les locaux qu'elle avait toujours trouvé trop austères. Et ses anciens collègues lui manquaient, malgré tout. Ici, elle ne s'était pas encore tout à fait intégrée, et elle se sentait seule ; chose à laquelle elle n'était pas habituée.

Dans l'espoir de se faire alpaguer par quelqu'un qui aurait besoin de ses compétences de photoreporter, Blake se baladait dans l'immeuble, son appareil photo en main, message subliminal que personne ne semblait remarquer, et, arrivée finalement au 5ème étage, la jeune fille perd le courage. Certes, elle n'en est qu'à son deuxième jour et a embauchée il y a une heure à peine, mais s'il y a une chose à retenir au sujet d'Eagle Blake Seymour, c'est bien son aversion profonde pour l'inactivité. Marchant machinalement dans les couloirs, sans prêter plus d'attention que d'habitude à sa trajectoire, elle n'a pas le temps, ou pas le réflexe, c'est selon, d'éviter la jeune femme qui arrive d'en face ; la bousculade est légère, mais Blake s'apprêtait tout de même à s'excuser, par politesse, sauf que la réaction de l'inconnue la surprend légèrement. Y'a pas de quoi en faire un plat non plus, ce n'est pas si grave ! Avec un sourire attendri, la photographe se retient de justesse pour ne pas commencer à la réconforter et la materner ; d'expérience elle a fini par intégrer le fait que les gens qu'elle ne connaissait pas n'aimait pas spécialement quand elle se mettait à tapoter amicalement leur dos ou à les enlacer.

« Oh, mais non, ne t'inquiète pas ! C'est moi qui suis désolée, je marche comme un bulldozer et j'ai tendance à me cogner partout. Tu verrais ma collection d'hématomes... Et puis, honnêtement, je suis tellement en manque de contacts humains depuis que je suis arrivée ici que je te suis plutôt reconnaissante de m'avoir bousculée. »

Avec une mine mi-amusée mi-contrite, la jeune fille recadre une mèche de cheveux derrière son oreille, légèrement indécise. Il y a toujours cette voix qui lui susurre à l'oreille qu'elle a vraiment tendance à se montrer trop familière, mais elle ne semble toujours pas décidée à l'écouter. En y repensant, ça ne l'étonne pas que la jeune femme soit si polie, elle est bien habillée et bien coiffée, sa tenue est tout simplement impec'. Rien à voir avec Blake, son jean troué, ses converses customisées, son tee-shirt tout simple et ses perles dans les cheveux. Un jour, j'essayerai ce genre de jupes, juste pour voir, songe-t-elle pensivement.

S'il elle lui a versé du café dessus ? Pas vraiment inquiète, Blake se regarde sous tous les angles, prenant même la peine d'observer son coude peut-être plus de temps que nécessaire, avant d'être définitivement assurée que la collision n'avait entraîné aucune dégât sérieux. Non pas que ça l'aurait dérangée plus que cela, au demeurant. Dingue de caféine, certains iront même jusqu'à utiliser le terme « droguée », la jeune fille n'aurait absolument pas trouvé cela gênant qu'une odeur persistante de café la suive jusqu'à la fin de sa journée. D'autant qu'elle y était plus ou moins habituée, combien d'accidents de thermos/gobelet/tasse n'avait-elle pas eu à supporter !

« Non, c'est bon, t'as pas renversé une seule goutte, chapeau ! Tant mieux, il n'y a rien de plus triste qu'un gâchis de café. »

Si, réflexion faite, il y avait certainement des choses bien plus tristes. Mais n'était-ce pas juste une façon de parler, comme on dit ? Sans s'attarder plus longtemps sur ce dernier point, Blake esquisse un sourire amical quand la jeune femme fait mention du fait que c'était la première fois qu'on la remerciait dans de telles circonstances. La gitane le savait bien, qu'elle avait tendance à remercier les gens à tort et à travers, parfois pour des raisons très mineurs, mais elle n'y pouvait rien : elle se sentait toujours reconnaissante pour des détails que d'autres personnes, à sa place, auraient à peine remarqué, ou n'auraient pas considéré du tout de la même manière. Son interlocutrice lui propose ensuite de lui offrir un café, et les yeux de Blake se mettent aussitôt à briller. Ok, elle ne devrait probablement pas profiter de la culpabilité de sa collègue, mais là, comme ça, tout de suite, elle se sent d'humeur à oublier ses principes.

« Oh, oui, avec plaisir ! C'est impossible de refuser pareille offre de toute manière, pas vrai ? Puis, bon, si ça peut te permettre de te racheter et de te sentir moins coupable... » (a)

Elle avait lâché cette dernière phrase sur le ton de la plaisanterie, sans se douter le moins du monde que la nana qui lui faisait face était tout à fait du genre à culpabiliser pour une pareille bousculade. D'ailleurs, si elle l'avait su, elle aurait probablement pris plus de pincettes, ou aurait essayé du moins, ayant beaucoup de mal à retenir son naturel plutôt espiègle, de toute manière. Par la suite, remarquant son appareil photo, la jeune femme l'interroge au sujet de son métier et, l'espace d'un instant, Blake envisage de lâcher une remarque amusée sur ses capacités impressionnantes de déduction, avant de changer finalement d'idée avant même d'avoir ouvert la bouche.

« Oh non, pas du tout. Je travaille pour un journal concurrent, je viens de temps en temps fouiner ici et je prends quelques clichés, tu vois le genre. C'est très facile de pénétrer dans ce bâtiment, vous devriez changer d'agence de sécurité. »

Sourire malicieux.

« Je déc*nne, t'as vu juste en réalité ; j'ai récemment -hier, en fait- été engagée comme photoreporter. Et toi tu fais quoi de beau ici ? »

Difficile de savoir si Blake était tout simplement insouciante et peu encline à décrypter les signes socio-anthropologiques de base ou tout bonnement complètement à côté de la plaque, toujours est-il qu'elle n'imaginait pas le moins du monde les tergiversations tortueuses qui occupaient actuellement l'esprit de sa collègue. Forcément, puisqu'elle n'était pas du genre à se poser de questions et à se compliquer la vie, elle ne pouvait pas imaginer qu'on puisse se torturer à ce point, d'autant que ses facultés imaginatives étaient on ne peut plus réduites.

Quand la jolie brune maladroite lui indique la direction de la cafétéria, la gitane ne peut s'empêcher de sourire et de commenter :

« Oui oui, je sais ; j'ai relativement bien pris possession des lieux, et en particulier de ces lieux là. »

En bon ventre sur pattes qu'elle était, la jeune Seymour avait été ravie de constater qu'il y avait une petite cafét' intégrée sur son lieu de travail, il y avait bien une petite cuisine là où elle bossait avant, mais cela n'était pas comparable. Emboîtant gaiement le pas à sa nouvelle amie (oui, Blake allait vite en besogne, c'est comme ça hein) , le sourire de la jeune fille s’agrandit tandis que sa collègue fonce droit dans le panneau en palissant soudainement à l'entente de sa réponse/plaisanterie.

« Assistante du responsable, marmonne-t-elle, songeuse. Ce n'est pas un nom de code pour dire que tu es chargée des photocopies et du café, j'espère ? J'ai été assistante avant et c'était un peu ça, ça craignait pas mal. J'te le souhaite pas. »

Remuant légèrement la tête comme si elle esquissait un signe de négation, elle repense à son précédent métier avec une pointe de nostalgie. Elle avait bien fait de démissionner et supputait qu'elle se plairait mieux ici, mais elle avait toujours cette impression tenace d'être encore en phase de transition, plus vraiment à un endroit et pas encore tout à fait à un autre, ce qu'elle n'appréciait pas vraiment ; c'était plutôt inconfortable.

« En théorie, je bosse dans la Cellule Multimédia et Graphisme, au 2ème étage, mais en pratique je suis plutôt sur le terrain, en extérieur. Enfin, je serai. Je prends surtout mes marques, pour l'instant. »

Et elle espérait que cette inertie s'arrêterait bientôt. Très bientôt.

« Tu bossais dans quoi, avant ? Enfin, si c'est pas indiscret bien sûr... » demande-t-elle, curieuse, sur le chemin.

Peu à peu, les signaux finissent par percer la dure coquille d'aveuglement qui entoure la gitane, et elle prend connaissance de certains tics dénotant probablement un malaise qu'elle ne comprenait pas chez son interlocutoire. C'est le mordillement de lèvre qui, dans en premier temps, la lança sur cette piste. Sa petite soeur, Josie, qui avait la si fâcheuse habitude de provoquer les ennuis comme d'autres filles de son âge provoquent les garçons, avait tendance à reproduire la même mimique quand elle avait quelque chose à avouer, quelque chose de rarement positif, d'ailleurs. Intriguée, Blake fronce momentanément les sourcils ; sa collègue a-t-elle commis une bévue ? En tout cas, elle, elle n'a rien remarqué.

« C'est ce qu'on m'a dit aussi, acquiesce-t-elle ensuite en souriant, aux propos de la jeune femme. Mais c'est plus fort que moi : dès que je ne travaille pas, je m'ennuie et ça m'agace, et quand j'ai du travail, je trouve toujours le moyen de me plaindre parce qu'il y a systématiquement quelque chose qui ne va pas. Mais cela n'a rien d'un cas unique en soi, j'ai entendu dire que nous autres qui possédions deux chromosomes X avions pour règle de n'être jamais pleinement satisfaites... »

Et voilà, elle est fière maintenant, parce qu'elle se rappelle presque bien de ses cours de lycée. Et de ce qu'elle a pu chopé à la va-vite dans les magasines scientifiques de sa petite soeur (ainsi que les magasines beaucoup moins scientifiques, se voulant résolument 'psychologiques' de sa grande soeur),

[color=#3d0038]« Oui, le boulot en extérieur ça me convient parfaitement. Dans un bureau, je suis comme une bête en cage. J'avais pas encore envisagé le problème de l'hiver tiens... Oh, je mettrai des mitaines et ça ira ! »

Des solutions, la jeune fille en trouvait toujours à la pelle ; elles étaient rarement parfaites et/ou bien étudiées, mais elle s'en contentait. Intriguée, elle écoute ensuite le discours de sa collègue ; c'était vraiment une chose curieuse que de bosser pour une styliste ! Naïvement, Blake aurait eu tendance à croire que c'était bien plus simple que cela, ou du moins que cela ne nécessitait d'avoir le rythme de vie d'un sapeur-pompier.

« Tu as du en voir de toutes les couleurs dis donc... Ce job-ci va te sembler reposant après cela. Quoique le côté créatif, ça doit vraiment être un plus. »

À un moment dans sa vie, la gitane s'était imaginée styliste ; imaginée, seulement, parce qu'elle savait qu'elle n'aurait jamais les moyens ou les relations pour vraiment se propulser dans le milieu et que, au mieux, elle aurait fini couturière et ses journées auraient consisté à faire des ourlets ou réparer des fermetures éclairs. Non, ce qu'elle aurait souhaité, c'était vraiment créer des tenues par elle-même. Seulement, avec un crayon elle n'était vraiment pas un cadeau, et il était tout simplement hors de question qu'elle ait à dessiner pour gagner sa vie.

Quand la jolie brune évoque le décès de son ancienne employeuse, les traits de de la jeune Seymour se figent un instant, avant qu'elle ne retrouve son entrain habituel.

« Oh, je n'avais pas imaginé que... qu'elle soit... décédée. Toutes mes condoléances. »

Pour le coup, elle est un peu mal à l'aise ; elle ne saisit pas très bien quel est cet incident auquel son interlocutrice fait référence, mais se garde bien de pousser l'interrogatoire plus loin à ce sujet. Mine de rien, son exubérance a tout de même quelques limites...

« Moi, euh ? J'ai fait pas mal de petits boulots. J'ai longtemps été projectionniste dans un petit cinéma plutôt sympa, j'ai bossé au centre culturel d'un grand magasin et dernièrement j'assistais l'ingénieur lumière au Warm, je ne sais pas si tu connais ? Bref, ça a fini par me lasser, je n'étais vraiment pas prise au sérieux, et je pouvais le comprendre au début mais au final c'était vraiment déroutant, j'avais l'impression que je ne parviendrais jamais à faire mes preuves... »

Et vas-y que je te raconte ma vie ; le flot de paroles jaillit de sa bouche sans qu'elle ne marque de pause, sans quoi elle aurait peut-être pu réaliser qu'elle parlait trop, et à tort et à travers, de surcroît. Mais cela faisait un moment qu'elle n'avait pas tenu de conversation avec qui que ce soit en dehors de sa famille, et elle avait un peu perdu l'habitude.